17

Une heure avant midi, Bak se sépara provisoirement d’Hori et de Kaemouaset pour gravir la chaussée du Djeser Djeserou. Le scribe et le prêtre bifurquèrent vers les ruines du temple de Nebhepetrê Mentouhotep. Sur leurs talons trottait un grand chien blanc, qu’ils avaient emprunté à une patrouille du désert cantonnée à Ouaset.

Bak s’arrêta sur la partie est de la terrasse, à l’endroit où elle recouvrait les vestiges du temple de Djeserkarê Amenhotep et de sa vénérée mère Ahmès Nefertari. Immobile, totalement concentré sur ce qu’il voyait, il scruta les parois autour de la vallée et le sommet du cirque, que longeait un sentier. Écrasées par le soleil au zénith, les surfaces verticales semblaient plates et les crevasses peu profondes. Les tours rocheuses se fondaient dans l’arrière-plan ; les détails s’estompaient sous une fine brume chargée de particules de poussière, qui donnait aux montagnes une étrange couleur pourpre. La chaleur était accablante, le sable brûlait sous les sandales.

L’esprit malin avait utilisé par deux fois l’instabilité du sol comme un instrument de destruction, et Bak n’imaginait pas de moyen plus spectaculaire pour semer à nouveau la panique et la dévastation qu’une avalanche partant du sommet. Sur la majeure partie de leur trajet, les rochers seraient retenus par des tours, mais il distinguait plusieurs à-pics où l’éboulement s’abattrait directement sur le temple funéraire d’Hatchepsout. Il suffisait de contempler la colonnade, à l’arrière du temple de Mentouhotep, pour mesurer les dégâts qui en résulteraient.

 

— Menna…

Pached, campé au sommet de la chaussée, regardait au loin en songeant à ce que Bak venait de lui apprendre.

— Mais oui, bien sûr ! J’ai toujours vu en lui un homme prêt à tout pour obtenir ce qu’il voulait, fût-ce par des moyens peu avouables, plutôt que de gagner son pain à force de zèle et de persévérance.

Bak dévisagea le maître d’œuvre avec stupéfaction.

— Tu ne m’en avais rien dit !

— Tu as sûrement remarqué que ses visites étaient très rares au Djeser Djeserou, comme, d’ailleurs, dans les cimetières de la rive occidentale. Si je n’avais pris la situation en main, les gardes auraient passé leurs journées à jouer aux osselets et aux jonchets, à boire de la bière et à parier. Ne parlons pas des nuits, où ils négligeaient complètement leur devoir.

— Par peur de l’esprit malin.

Malgré lui, Bak leva les yeux vers les sommets vertigineux, au-dessus du temple. Il ne distinguait aucun mouvement, là-haut, aucune silhouette prête à provoquer une chute de pierres, néanmoins il eut la chair de poule en repensant aux conséquences d’un tel acte.

— Je ne peux guère les en blâmer. Pourquoi auraient-ils été plus courageux que tous les autres ? remarqua Pached.

— Montou aurait su mieux encore que Menna entraver la construction.

Pached ne parut pas surpris par cette idée, mais y accorda tout de même quelques instants de réflexion.

— Il était indolent, en effet. Égoïste, arrogant, et non dépourvu d’une certaine cruauté. Mais je ne l’ai jamais cru impitoyable au point de tuer aveuglément.

— Quelqu’un n’a pas montré autant de scrupules, et je parierais mon plus beau pagne que c’était lui ou bien Menna.

Une ombre pesait sur le cœur de Bak, un sentiment de tristesse – et de rage, aussi – qu’un seul homme ait pu briser tant d’existences. Et tout cela pour quoi ?

— S’il n’a pas agi lui-même, les deux frères et Imen se conformaient à ses instructions.

— Je voudrais tous les étrangler de mes mains, dit Pached d’une voix vibrante de colère.

— Imen est désormais hors d’état de nuire. Quant aux pêcheurs, à moins qu’ils aient réussi à fuir, ils viendront peut-être aujourd’hui, attirés par Senenmout et la soif de destruction. J’ai également donné rendez-vous à Menna, en lui promettant que nous capturerions l’esprit malin. Quelle que soit la vérité, je la découvrirai et tes ennuis prendront fin.

— J’aimerais ressentir autant d’assurance.

Bak tempéra son agacement. Ces dernières années, Pached avait supporté plus que son lot d’adversité. Quoi de plus naturel, s’il jetait désormais un regard sombre sur la vie ?

— On a tenté quatre fois de me tuer, Pached. Que Menna soit l’esprit malin ou que les pêcheurs aient obéi à un homme aujourd’hui défunt, ils savent que le temps leur est compté. Ils sont déterminés à provoquer un accident grave qui interrompra la construction, et ils doivent agir sans tarder. Quelle meilleure occasion que cette visite d’inspection ?

— Senenmout a l’oreille de notre souveraine. Il est sa main droite, son bien-aimé. Comment pourrions-nous le laisser tomber dans un piège mortel ?

L’inquiétude creusait ses rides et s’insinuait dans sa voix. Mais Bak lui avait déjà expliqué que Maïherperi et Amonked s’étaient efforcés en vain de dissuader Senenmout de venir. Il jugea inutile de le répéter.

— Éloigne de la montagne tous les ouvriers qui ne sont pas indispensables ; ordonne aux artisans de quitter le sanctuaire et les chapelles. Je sais qu’en raison de l’inspection, tu ne peux les dispenser de leurs tâches, mais je m’en remets à ton discernement.

Pached hocha la tête d’un air harassé.

— Tu iras parler à tous les chefs des artisans, à tous les chefs d’équipe afin qu’ils redoublent de vigilance, poursuivit Bak. Qu’ils signalent le moindre problème, le moindre fait sortant de l’ordinaire. Nous ne parviendrons peut-être pas à contrecarrer entièrement les plans de nos ennemis, mais avec de la chance et l’aide de tous les dieux, nous devrions pouvoir éviter le pire.

— Où te trouverai-je, si j’ai besoin de toi ? demanda l’architecte, trop exténué pour opposer la moindre résistance.

— Je serai avec Menna. Pas un mot de ce que je t’ai dit ! l’avertit Bak, non pour la première fois. Je dois m’entretenir avec lui avant que les hommes sachent qu’il est peut-être l’esprit malin. Je ne voudrais pas qu’ils s’en prennent à un innocent.

— J’ai toujours voulu me conduire avec droiture, j’ai obéi à la loi de mon pays et j’ai respecté la déesse Maât, mais dans le cas présent…

— Non, dit Bak en étreignant son poignet. À quoi sert la loi, si chacun peut décider d’un châtiment ?

Il remarqua l’expression troublée de Pached et n’en dit pas plus. Sa conscience l’inciterait à se taire – du moins, Bak l’espérait.

Il commençait à descendre la chaussée quand il se souvint d’une question qu’il n’avait pas posée, et se retourna.

— Connaîtrais-tu le tombeau d’une dame Neferou, épouse de Mentouhotep ?

— Le tombeau de Neferou ? C’est la première sépulture que nous ayons découverte dans cette vallée.

— Pourtant, Kaemouaset ignorait son existence jusqu’à ce qu’il en lise la mention dans les archives. N’est-il pas le prêtre officiant depuis le début de la construction ?

— Il n’a été affecté au Djeser Djeserou qu’après que notre souveraine a déposé les roches de fondation et que le prophète en chef a consacré la vallée. Nous avions trouvé la tombe quelques mois plus tôt, le jour où nous examinions le terrain afin de donner une base solide à l’édifice.

Bak hocha la tête pour montrer qu’il comprenait.

— Tu étais présent, à ce moment-là ?

— Oui, lieutenant.

— Où ce tombeau est-il situé ?

Pached tendit le doigt vers l’est, un peu à gauche du temple d’Amenhotep et de Nefertari.

— Au pied de la pente sous ce versant, au nord d’un vieux mur à moitié ensablé qui entoure le temple.

— Comment l’avez-vous découvert ?

— L’entrée du puits était béante.

L’architecte contempla la terrasse au-dessous d’eux, les statues inachevées, la multitude qui s’affairait, et une expression de fierté s’épanouit brièvement sur ses traits.

— Il faut te rappeler qu’avant le début de ce projet, rares étaient ceux qui pénétraient dans cette vallée, sauf pour la Belle Fête. Oh, quelques femmes venaient se recueillir dans la chapelle d’Hathor, et les gardes des cimetières passaient de temps en temps. Les pilleurs avaient sans doute l’impression que l’endroit leur appartenait.

Bak se rappelait bien que la vallée était un lieu abandonné, quand, enfant, il accompagnait sa gouvernante à la chapelle de la déesse Hathor.

— Qu’avez-vous trouvé à l’intérieur ?

— Comme nous nous en étions doutés dès l’instant où nous avions posé les yeux sur le puits ouvert, des voleurs nous avaient précédés. Pas une fois, mais plusieurs. La chambre du sarcophage avait été mise à sac bien des générations plus tôt, toutefois une petite niche semblait avoir été forcée peu de temps auparavant. Quant à ce qu’on y avait pris, nous n’avions aucun moyen de le savoir.

Bak aurait parié sa dague en fer que les bijoux trouvés dans la lointaine Bouhen provenaient de cette niche. Si c’était le cas, l’esprit malin et sa bande étaient déjà entrés dans le tombeau de Neferou. Cela ne pouvait donc être celui qu’ils cherchaient – ou avaient trouvé, mais sans avoir la possibilité de le vider.

— C’était une tombe ravissante, poursuivit Pached. Senenmout a ordonné qu’on la referme provisoirement. Il n’a pas encore décidé si la terrasse sera prolongée au-delà de son entrée, mais il projette de la rendre accessible afin que tous ceux qui viendront au Djeser Djeserou puissent visiter la sépulture de la noble ancêtre de notre reine.

« Admirable idée ! pensa Bak, ironique. D’autant que les ancêtres d’Hatchepsout n’avaient aucun lien de parenté avec Mentouhotep ni, probablement avec son épouse. »

— Je dois te quitter, Pached, mais je désire qu’on me prévienne à l’instant même où Senenmout apparaîtra.

— De quel côté seras-tu ?

Avec un grave sourire, Bak lui indiqua le temple de Mentouhotep, où Hori, Kasaya et Kaemouaset attendaient avec le chien blanc parmi les colonnes brisées de la terrasse nord.

— Là-bas, à chercher le tombeau d’une épouse ou d’une princesse royale.

L’architecte lui lança un regard stupéfait.

— Si Menna est l’esprit malin, et si le tombeau qu’il convoite se trouve dans le vieux sanctuaire, il ne restera pas assis à attendre que tu le découvres avant lui.

— C’est bien ce que j’espère.

 

— Combien de temps avons-nous avant l’arrivée de Senenmout ? demanda Kasaya.

Bak s’accroupit parmi les colonnes renversées et gratta le crâne du chien. L’animal robuste, qui lui arrivait à hauteur du genou, avait le poil lustré et la queue en panache. Sa tête était épaisse et plate, ses yeux bruns vifs et intelligents. Il portait un collier de cuir rouge clouté de carrés de bronze.

— J’espère qu’il prendra un repas de midi plantureux à la maison royale avant de franchir le fleuve. Cela nous laisserait environ deux heures de tranquillité.

Hori fit la grimace.

— Pourquoi refuse-t-il d’écouter Amonked et Maïherperi ? Pourquoi marche-t-il vers les bras d’un tueur ?

Bak caressa une dernière fois le chien dressé à suivre la piste de criminels, puis il se releva et dit à Kaemouaset :

— Il est temps de commencer.

Le prêtre défit les extrémités d’un sac de toile accroché à sa ceinture et en tira le rouleau de papyrus sur lequel Hori avait reproduit le plan. Il le remit à Bak, qui escalada le mur croulant pour entrer dans la cour principale. Ses compagnons le suivirent. Repérant un tronçon de colonne d’une hauteur idéale, il déploya le document sur la partie supérieure, dont la surface était relativement plate.

Kasaya et lui échangèrent un coup d’œil, mus par la même idée, et scrutèrent la paroi verticale de l’escarpement vertigineux. Ici, les projections en forme de tours étaient moins nombreuses et moins élevées que derrière le Djeser Djeserou, et n’abriteraient pas le temple aussi bien.

Nul n’avait vu Menna depuis quelque temps et les pêcheurs avaient disparu une trentaine d’heures plus tôt. L’un d’eux se trouvait-il en haut à cet instant ? La cible la plus probable d’une attaque était le nouveau temple, et non l’ancien, toutefois…

Repoussant fermement cette idée, Bak fit signe à ses compagnons de le rejoindre autour de sa table improvisée. Pendant qu’ils étudiaient le plan, le chien, couché près d’eux dans une flaque d’ombre, se léchait une patte. Une brise tiède caressait leurs cheveux et séchait leur sueur. Une odeur de poisson montait des cabanes, mêlée aux effluves métalliques du fourneau de la forge. Une scène familière et rassurante, qui semblait démentir les craintes de Bak.

— Bien qu’on n’ait aucune certitude à ce sujet, supposons que le temple dessiné sur ce plan ait été démoli et ses fondations enfouies sous celui où nous nous trouvons.

Kasaya regarda autour de lui, sceptique. Hori contempla les ruines d’un air dégoûté, répugnant à chercher un tombeau qui par deux fois déjà s’était avéré introuvable. Kaemouaset acquiesça, sa foi en Bak fortifiée par la prière.

Le policier tourna le dos à l’à-pic et examina la cour principale. Autour de l’amas de décombres qui subsistait au centre, quelques dalles avaient été ôtées et d’autres étaient fendues, mais aucune fissure n’était assez profonde pour révéler ce qui se trouvait au-dessous. S’il devenait impératif de le savoir, ils pourraient creuser un puits vertical dans l’espoir de découvrir le premier temple, mais ils ne s’y résoudraient qu’en dernier ressort.

Tournant lentement sur lui-même, Bak observa les blocs de pierre cassés au milieu desquels il se tenait.

Païri et Houmaï se trouvaient ici ou dans la cour voisine quand ses hommes et lui les avaient surpris. Étaient-ils parvenus dans cette partie du temple après de nombreuses nuits de recherches infructueuses ? Ou savaient-ils que le trésor gisait à cet endroit ?

Le chien gronda, leur signalant l’approche du jeune scribe Ani, qui enjamba des moellons et s’arrêta devant leur table de fortune.

— Lieutenant Bak, Senenmout arrive ! La procession s’est engagée sur la chaussée.

— Déjà ? soupira Bak.

— On peut aller voir, chef ?

— Nous avons une besogne à terminer ! répliqua Bak d’un ton sec, puis il se radoucit. D’accord. Mais restez sur la terrasse.

— Chef ! Elle est trop basse, objecta Hori d’un air affligé. On ne verra rien du tout. On ne pourrait pas retourner au Djeser Djeserou ?

— Ce serait une perte de temps. Kaemouaset, devrais-tu y être pour accueillir Senenmout ?

— Je n’en ressens pas la nécessité. C’est une simple inspection. Aucune partie du temple ne sera consacrée. Non, je resterai ici avec toi, dit le prêtre, les yeux pétillant de malice. Chercher un mystérieux tombeau sera bien plus passionnant que de visiter un site de construction que j’ai déjà vu mille fois.

Bak se tenait avec ses trois compagnons au bord de la terrasse, en face du Djeser Djeserou. Derrière eux s’étendait la colonnade qu’ils avaient parcourue quatre nuits plus tôt, munis de lampes à huile, dans l’espoir de prouver aux ouvriers que l’esprit malin était de chair et de sang. La vue n’était pas idéale, loin de là, mais encore assez bonne pour satisfaire le policier, qui ne tenait pas du tout à attirer l’attention de Senenmout.

Il scruta les falaises qui dominaient les deux temples.

Haut dans le ciel, Rê glissait ses rayons dans les crevasses et les anfractuosités qui brisaient la surface de l’escarpement. On ne voyait pas signe de vie sur son flanc, et si quelqu’un était descendu du sommet pour se dissimuler parmi les rochers, il était impossible à distinguer sous la lumière trompeuse.

Mal à l’aise, car il préférait affronter un ennemi bien visible, Bak se concentra sur la procession qui gravissait très vite la chaussée. Le soleil luisait sur les pointes de bronze. Les plastrons de cuir étaient polis avec soin. Les éventails en plumes d’autruche allaient et venaient, brassant l’air au-dessus des hauts fonctionnaires. Bien qu’il entendît le cri lointain d’un faucon en chasse dans le ciel bleu intense, ni les mots prononcés par Senenmout ni l’écho de pas sur la chaussée ne portaient à travers le sable.

Maïherperi avait fait bien plus que tenir parole : il avait dépêché avec Senenmout deux compagnies de gardes, cent hommes arborant le bouclier blanc de la maison royale. Un contingent allait en tête du groupe d’inspection. Exclusivement responsable de la sécurité du conseiller, il ne pouvait le quitter. Derrière avançait une seconde unité, triée sur le volet par Maïherperi. Les hommes étaient dotés de brassards rouges pour les distinguer de la garde personnelle. C’était à eux que Bak pourrait faire appel le cas échéant. Il ne savait si les gardes royaux imposaient au cortège une allure rapide ou si le Contrôleur des Contrôleurs jugeait sage de venir et de repartir aussi vite que possible.

Le groupe était plus nombreux qu’il ne s’y attendait. Au moins quinze dignitaires progressaient dans des chaises, bien loin du sol, sur l’épaule de porteurs. Senenmout était sans doute le premier à l’avant et, près de lui, Bak crut reconnaître Amonked. Leur visage était plongé dans l’ombre des dais blancs qui les protégeaient du soleil, comme les hommes derrière eux – des nobles de rangs inférieurs, supposa-t-il. Des courtisans qui espéraient obtenir quelque faveur en respirant le même air que le favori de la reine. Des hérauts, des porteurs d’éventail et des scribes composaient le reste de la procession.

Bak prit un petit miroir poli dans un carré de lin attaché à sa ceinture et réverbéra les rayons du soleil vers l’arrière-garde. Quelques instants plus tard, le lieutenant qui commandait l’unité spéciale lui répondit par le même biais. Si l’un avait besoin de l’autre, il saurait où le trouver.

Après avoir longuement observé la montagne au-dessus du nouveau temple, Bak se détourna. Il ne remarquait rien d’anormal, toutefois il était loin d’être satisfait. Quelque part là-haut, un homme attendait peut-être, tapi contre un rocher.

Il s’approcha du pan de mur effondré où il avait été surpris par Païri. Avertissant les autres de surveiller ce qui se passait au Djeser Djeserou avec vigilance, il escalada les décombres et traversa la cour principale jusqu’à l’ouverture dans le mur du fond. Alors, il tâcha de reconstituer le fil exact des événements qui s’étaient déroulés cette nuit-là.

Païri l’avait entraîné dans la seconde cour, puis quelqu’un – Houmaï, sans doute – l’avait frappé par-derrière. Plus tôt, bien avant qu’on ne l’assomme, Païri avait crié : « Partons, mon frère ! » Bak ne se rappelait pas l’avoir vu, néanmoins il avait senti une présence. Ou les ombres folles jetées par la torche flamboyante avaient-elles aiguillonné son imagination ?

Il retourna près du tronçon de colonne où les extrémités du plan s’étaient enroulées pour se rejoindre au centre du papyrus. Il ferma les yeux et essaya de se transporter, par le souvenir, dans le passé. L’homme – Païri – surgissant de nulle part. Lui, Bak, sautant par-dessus le mur à sa poursuite, la torche à la main. Les étincelles, les ombres mouvantes sur les colonnes renversées, les pas précipités du fugitif.

Brusquement il se souvint : en passant devant les ruines au centre de la cour, il avait entrevu un homme, sur sa droite.

Or sa droite, c’était le coin nord-ouest de la cour principale. Les murs s’élevaient plus haut que sa tête. Le sable et les débris rocheux tombés de la falaise au fil des ans s’étaient amoncelés à l’extérieur, formant une pente, puis avaient fini par se répandre dans la cour. Les deux rangées de colonnes à huit pans qui soutenaient autrefois le toit, derrière le bloc central, étaient dans un état pitoyable. Quelques-unes se dressaient, à des hauteurs variées, mais la plupart gisaient, brisées, au milieu des vestiges d’architraves et de linteaux. À nouveau, Bak s’interrogea : Païri et Houmaï avaient-ils abouti là après des nuits entières de recherches infructueuses, ou avaient-ils découvert un riche tombeau ?

Examinant le sol en quête de traces récentes, il longea le mur, tourna à l’angle, avança encore d’une dizaine de pas. Les dalles sous ses pieds étaient couvertes de sable et de fragments de pierre, de toutes tailles et de toutes formes.

Il retourna vers le pan de mur détruit, où résonnaient les voix de ses amis. Kasaya, Hori et Kaemouaset étaient là où il les avait laissés, les yeux tournés vers le Djeser Djeserou. Senenmout et Amonked, qu’on distinguait mieux, marchaient lentement le long du mur de soutènement sud en regardant les ouvriers ériger une statue. Kaemouaset nommait les divers hauts personnages du groupe qu’il reconnaissait.

Bak revint sur ses pas. À nouveau, il suivit le mur du fond en se remémorant le plan minutieusement reconstitué par son jeune scribe. Il s’accroupit pour écarter des débris à la base du monticule de sable. Celui-ci n’était pas aussi tassé qu’il s’y attendait ; le dépôt était donc récent.

Ses chances étaient minimes, un faible espoir au mieux, cependant Amon choisit de lui sourire. Le tranchant de sa main rencontra une saillie. Il déblaya rapidement le sable et découvrit une dalle ciselée dans le pavage. Osant à peine respirer, il déplaça quelques pierres et dégagea encore le sol, ramenant au jour plusieurs dalles sculptées entre la première et l’angle du mur. Elles formaient deux dessins rectangulaires. « Des chapelles ! » devina-t-il d’après leur emplacement à l’arrière de la cour. Elles avaient été dédiées aux divinités d’élection de Mentouhotep. Le socle d’une colonne renversée attira son regard. Il se trouvait presque devant l’entrée de la chapelle la plus éloignée.

Ces chapelles avaient été bâties à un stade antérieur de la construction !

Oubliant Menna, oubliant la probabilité d’un attentat, il courut chercher le plan et retourna à l’angle du mur. Il déroula le papyrus, puis compara les six petits monuments qui bordaient l’arrière de l’esplanade avec ce qu’il voyait réellement. Oui, ils pouvaient fort bien correspondre à ce qu’il venait de trouver, à condition que le premier temple se soit étendu au nord de l’édifice actuel, au lieu d’être centré juste au-dessous comme il l’avait supposé. S’il voyait juste, il avait découvert les deux chapelles situées le plus au nord. Il ne discernait aucune trace des quatre autres, mais il ne doutait pas que des recherches diligentes les révéleraient.

Il eut envie de crier de joie, mais qu’avait-il trouvé qui puisse le justifier ? Les chapelles ne renfermaient aucun trésor, hormis le dieu lui-même et les éléments de sa parure. Ceux-ci avaient disparu depuis maintes générations. Il ne restait rien à voler. Cela ne signifiait pas que le tombeau tant convoité ne se trouvait pas à proximité. Mais où ?

Regagnant l’esplanade, il vit que Senenmout et sa suite avançaient parmi les statues en cours d’achèvement sur la terrasse, s’arrêtant tantôt devant l’une, tantôt devant une autre. Les porteurs s’étaient installés avec les chaises près du vieux temple en brique crue d’Amenhotep et de Nefertari. Eux, au moins, seraient en sûreté si un éboulement devait se produire. Les gardes personnels de Senenmout entouraient le groupe, sur le qui-vive ; les autres s’étaient dispersés sur le chantier pour parer à toute éventualité.

Bak ne distingua aucun mouvement au sommet de l’escarpement ni sur la paroi verticale. Rê avait entamé sa descente vers l’horizon et l’ombre envahissait les crevasses les plus profondes. Les tours semblaient se séparer de la roche immense. Dans moins d’une heure, chacune de ces formations se découperait nettement, dans tout son relief.

— Il est temps de montrer à Traqueur la tunique que nous avons prise dans la maison des pêcheurs.

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Hori.

L’éclat soudain de ses yeux montrait qu’il était las d’observer l’activité qui régnait au Djeser Djeserou. Pendant que Bak leur exposait brièvement les progrès de son enquête, Kaemouaset reprit la tunique de lin déchirée, puant le poisson, la sueur et la crasse, du sommet d’une haute colonne où il l’avait laissée. Le prêtre s’était révélé le plus compétent des quatre quand l’officier qui leur avait confié le chien leur avait expliqué la manière d’utiliser au mieux ses talents.

Ravi d’assumer cette importante responsabilité, Kaemouaset laissa Traqueur flairer longuement le vêtement. Bak, Hori et Kasaya se tenaient en retrait. L’officier avait précisé que s’ils s’abstenaient de toucher l’étoffe, le chien ne serait pas troublé par des odeurs différentes.

Traqueur colla sa truffe sur le dallage. Il se dirigea immédiatement dans la mauvaise direction, trottinant entre les colonnes comme s’il hésitai, tant les pistes étaient nombreuses. Ce n’était pas surprenant, puisque les pêcheurs avaient fréquemment déambulé sur la terrasse en portant des lampes, feignant d’être l’esprit malin pour effrayer les ouvriers.

— Emmène-le dans la cour principale, suggéra Bak à Kaemouaset.

Le prêtre agrippa Traqueur par son collier et grimpa avec lui par-dessus le mur. Hori les suivit, mais Bak arrêta le Medjai avant qu’il ait pu les imiter.

— Tu restes sur la terrasse, Kasaya.

— Mais, chef ! protesta le jeune homme, consterné.

— Quelqu’un doit surveiller les hauteurs du Djeser Djeserou, surtout quand Senenmout montera vers le temple, et tu as l’œil plus perçant qu’aucun d’entre nous. Au moindre mouvement, au plus léger problème, appelle-moi. En même temps, ajouta Bak en lui confiant le petit miroir, alerte le chef de l’unité que Maïherperi a désignée pour nous aider. Plus vite tu donneras l’alarme, et mieux il pourra faire évacuer les lieux si un pan de roche s’effondre.

— Ne pourrais-je pas vous accompagner et continuer à monter la garde ?

— Tu risquerais d’être distrait, le raisonna Bak en posant la main sur son épaule. La vie de Senenmout et la sécurité de beaucoup d’autres, que nous avons appris à connaître et à aimer, ne tiennent peut-être qu’à ta présence d’esprit.

— Bien, chef, marmonna Kasaya, nullement rasséréné.

Certain que le jeune Medjai exécuterait son devoir que cela lui plaise ou non, Bak franchit le mur à son tour. Kaemouaset libéra le chien. Traqueur parut moins déconcerté dans la cour principale, comme si les pêcheurs avaient emprunté d’innombrables fois le même chemin. Suivant une piste invisible à l’œil humain, il fila vers l’arrière de l’édifice. Bak et ses compagnons s’élancèrent derrière lui. Arrivé devant l’ouverture de la cour à colonnade, le chien se remit à courir d’un côté puis de l’autre, comme s’il avait perdu la trace ou était confronté à de trop nombreux choix. Restant à l’écart, ils le regardèrent explorer chaque série de pas invisibles. Il en suivit une jusqu’au puits des pilleurs, une autre le long du portique nord, puis il disparut dans les ténèbres d’un vestibule en ruine à l’arrière du temple.

— Pas là-dedans, par pitié ! gémit Hori.

— Le cœur du temple s’effondre peu à peu. C’est un lieu dangereux, expliqua Bak à Kaemouaset. Nous n’avons vu aucune trace d’intrusion entre les colonnes, aucune empreinte de pas dans la poussière. Pourquoi Traqueur est-il entré là-bas ?

Le chien resurgit et flaira une nouvelle piste qui le conduisit directement à Bak. Alors il leva les yeux vers Kaemouaset en remuant la queue comme s’il attendait une récompense pour son travail. Bak sourit malgré lui. Il conseilla au prêtre de s’approcher du pan de mur brisé où le chien avait paru le plus troublé, et de lui présenter à nouveau la tunique.

La réaction fut immédiate. Traqueur fila vers les chapelles et fit craindre de suivre à nouveau l’odeur du policier. Il renifla les dalles, rebroussa chemin et pénétra dans la seconde cour. Son nez le guida jusqu’à l’angle de l’enceinte. Là, il flaira le sol, appuya une patte sur le mur perpendiculaire, puis se dressa de toute sa taille et aboya en regardant les hommes derrière lui. Son intention était claire : il voulait franchir cet obstacle.

L’espoir grandit en Bak. Il avait supposé que les éboulis comblaient l’intersection des deux murs. Peut-être se trompait-il.

— Faisons le tour, dit-il avec un calme qu’il était loin de ressentir.

Tandis qu’ils se précipitaient vers la cour principale, Traqueur retomba sur ses pattes et se mit à aller et venir devant le mur, geignant, refusant de partir. Pris de pitié, Hori revint en arrière pour rester auprès de lui.

Bak et Kaemouaset quittèrent la cour principale, dépassèrent à toute vitesse un Kasaya stupéfait et tournèrent vers l’ouest de l’esplanade, qui disparaissait sous le tertre de terre et de rochers entassés contre les murs épais du temple.

L’escalade fut rapide et facile ; les débris s’étaient agglomérés en une masse solide sous l’action du temps et du climat. Au sommet, juste dans l’angle, à un endroit que nul ne pouvait voir de l’avant du sanctuaire, ils trouvèrent de la terre meuble. De toute évidence, elle n’était pas tombée de la falaise. Quelques pas plus loin, ils comprirent d’où elle provenait. Dans le coin, là où les deux cours se touchaient, on avait percé une grande excavation dans les dalles de ce qui avait été, à l’origine, une terrasse découverte orientée vers la paroi rocheuse.

— Hori ! appela Bak. Quelqu’un a creusé, ici. Amène le chien !

— Il arrive, chef. Il t’a entendu, de l’autre côté.

Traqueur apparut au détour du mur et traversa le tertre à toute allure en projetant de la terre sur son passage. Mi-courant, mi-glissant, il descendit dans l’excavation. Il renifla chaque coudée, fouettant l’air de sa queue. D’en haut, Bak remarqua sous les pattes du chien un affaissement caractéristique. Au-dessous, il en était sûr, s’étendait un tombeau.

Si la chapelle de l’autre côté du mur avait été bâtie en l’honneur de la défunte, l’existence de six chapelles impliquait qu’il y avait là six tombes de dames de sang royal.

 

— Lieutenant Bak ! s’écria Kasaya. Sur le versant, au nord du Djeser Djeserou, je vois un homme qui descend le sentier. Je pense que c’est le lieutenant Menna.

Bak courut au bout de l’édifice et scruta la falaise, au-delà des cabanes des ouvriers et du nouveau temple. L’homme était encore bien loin, mais la lumière le frappait à un angle qui permettait de le distinguer avec netteté. Il ressemblait à Menna et avait la même démarche.

« Pourquoi entre-t-il dans la vallée par cette route détournée ? s’interrogea Bak. A-t-il eu le temps de monter tout en haut de la falaise, ou a-t-il rencontré les pêcheurs en chemin ? Préparent-ils en ce moment même leur ignoble forfait ? Mais peut-être est-ce simplement par prudence qu’il a emprunté ce chemin d’altitude, qui lui offre une excellente vue sur les temples… À moins qu’il ne revienne simplement d’un ancien cimetière situé loin au nord ? Un innocent, accomplissant sa tâche… »

Kaemouaset vint près de lui et s’abrita les yeux sous sa main.

— Puisque nous pouvons le voir, il nous voit également. Et s’il est l’esprit malin, il sait que nous avons trouvé son excavation.

— Juste à temps ! souligna Bak avec un sourire grave.

— Il n’a pas dû deviner que tu le soupçonnes.

— Senenmout gravit la chaussée qui conduit au nouveau temple ! annonça Kasaya au pied du tertre.

Bak siffla Traqueur, qui sortit en courant du trou, puis il prit sa décision :

— Je pars à la rencontre de Menna. Toi, Kasaya, reste ici et ne quitte pas des yeux la falaise et le groupe d’inspection.

Il ajouta à l’intention du prêtre :

— J’enverrai du renfort pour qu’Hori et toi puissiez protéger la tombe. D’ici là, vous devez tous retourner à l’avant du temple, où vous serez à l’abri en cas d’éboulement. Quant à moi, je…

Un grognement sourd détourna son attention. Près de Kaemouaset, Traqueur s’était figé, la tête levée, les oreilles dressées. Ses poils se hérissèrent le long de son échine et il se mit à pousser des aboiements frénétiques. Bak perçut un léger grondement, qui s’amplifia très vite.

— La falaise ! hurla-t-il. Fuyez ! Vite !

Le souffle de Seth
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